À la fin de
l’automne 2015, l’étang de Saint-Aubin-du-Cormier fut vidé de
ses eaux, comme il l’est tous les deux ans – je n’ai d’ailleurs
jamais compris l’utilité réelle de cette opération biennale. Ses
poissons, pêchés, furent alors concentrés après avoir été
comptés dans un bassin latéral, en attendant la remise en eau.
Celle-ci fut plus laborieuse que prévu, un problème de vanne puis
de faibles pluies en furent la cause. Fin janvier 2016, il est à
nouveau vivant, peuplé de poissons, de grèbes huppés, de foulques,
de poules d’eaux, de quelques cormorans et parfois apparaît un
héron cendré dans la brume de l’aube. Les canards forcément
bavards en répondant aux pleurs des mouettes, égayent les pas du
promeneur. En février, de rares pêcheurs timides et silencieux,
perdus dans leurs pensées ondines, viennent prélever quelques
poissons, avec respect, il me semble.
Lors des mornes eaux
forcées, dans la vase, près de la vanne défectueuse de longues
anguilles se tortillaient – agonisaient-elles ? Je l’ignore.
Et me souvenir alors
du long périple qui les amenèrent ici.
Il est une mer sans
rivages, une vaste étendue herbeuses à l’Est de l’archipel des
Bermudes et de son triangle à la redoutable renommée. Ces herbes
seraient des algues nommées sargasses, dérivé du sargaço -
le varech en
portugais ; comme les
bras monstrueux de pieuvres qui enserreraient le navigateur
intrépide. Cette mer des Sargasses inspira de nombreux conteurs dont
Jules Verne dans Vingt mille lieues sous les mers.
Le fameux périple du Nautilus est emprunté depuis des temps
immémoriaux par les anguilles européennes et américaines pour
pondre leurs œufs dans les profondeurs tièdes et obscures de ses
flots et, la descendance
assurée, y abandonner leur peau.
Une migration ultime, à
contre courant, vers les origines et
sa délivrance.
Les
larves vivront dans cet environnement un ou deux ans, puis en
remontant à la surface de l’océan, elle se laisseront guider par
le Gulf stream pour atteindre diverses côtes dont les bretonnes.
Elles quitteront alors leurs habits de larves pour se transformer
civelles pendant l’année que durera cette première migration. Ce
périple dangereux et éprouvant en s’abandonnant
parfois, le
long du courant marin, à
l’appétit de poissons et tortues voraces. Mais c’est une fois
arrivées à l’abord de nos côtes que les audacieuses civelles
sont menacées par leurs
pires
prédateurs :
nous, les hommes. Jadis, jusqu’au début du XXe siècle, une
fricassée de civelles était considérée comme le plat du pauvre,
tant elles étaient abondantes, aujourd’hui – abondance
devenant pénurie, elles font
le régal des Savator Dali – euh... Avida Dollars – de notre
époque, leur cours et marché étant très élevés pour satisfaire
les palais devenus – par rareté et snobisme – délicats à leur
endroit.
Celles
qui subsistent sont encore plus intrépides et ne vont pas hésiter à
franchir murs, barrages, à serpenter sur des surfaces vaseuses,
glaiseuses, à remonter des torrents bondissants, pour atteindre
quelque étang tranquille ou mare isolée et s’y prélasser comme
toutes anguilles qu’elles sont devenues savent le faire. Essayez,
par exemple, de courir devant le flot montant en baie du
Mont-Saint-Michel, de ne pas vous faire piéger par des sables
mouvants, d’y trouver l’embouchure du Couesnon, vous savez cette
rivière qui « en sa folie a mis le Mont en Normandie », de le
remonter à contre-courant jusqu’au moulin de
Saint-Jean-sur-Couesnon, un peu plus loin, bifurquer à droite pour
emprunter le Pissot, ruisseau qui dévale de l’étang de
Saint-Aubin-du-Cormier jusqu’à Saint-Jean. Et, ultime obstacle :
franchir cette vanne qui n’est aujourd’hui plus défectueuse. Un
défi que les amateurs de sport extrême ne sauraient relever.
En
voyant ces longues anguilles entortillées, je n’étais pas trop
inquiet, je savais que l’appel de la mer des Sargasses serait plus
fort que celui de la faucheuse. Que la force de vie les amèneraient
à migrer encore, une dernière fois. Quitte à se perdre en
voyage... Mais celui-ci n’est-il pas un résumé : celui qui
n’abandonne pas et vit, au risque de
s’y perdre.