dimanche 28 février 2016

Oui, cher cormier, résiste à la tyrannie de la vitesse

Le cormier, bel arbre qui exige des centaines d’années d’existence avant d’être mûr en sa splendeur avait, jadis, ceci de particulier : il était commun. D’où ce nom que les botanistes lui ont accordé pour le désigner : sorbier domestique pour le distinguer de celui des oiseleurs.

Cormier de Saint-Aubin-du-Cormier au pied du donjon fendu


Comme tout bon domestique, il se plia aux nécessités des hommes et de leur économie rurale. Poussant sur toutes sortes de sols, pauvres ou riches, accidentés ou plats, par monts et plaines, il fréquentait les haies avec honneur, mais pouvait aussi s’en extraire et piqueter de ses charmes les prairies où paissaient vaches et brebis. Pourtant il n’aimait pas être brusqué, ses graines rétives à la rapide germination avaient leurs propres caprices – elles ne se soumirent jamais à l’hybridation ; sa croissance continue était lente, lente, lente... à énerver les hommes pressés – la nonchalance, c’est bien connu, les insupporte.

Avant qu’ils le furent, ils savaient goûter à ses fruits, les cormes, aux saveurs exigeantes ; où au sucré se mêle l’amertume avec une pointe acidulée. Celles-ci devenaient confitures (mon essai fut désastreux), eaux-de-vie, piquettes de corme. Elles se transformaient en médicaments pour ses vertus laxatives (là, j’y réussis !). Mais lorsque l’homme se décidait à sacrifier l’arbre, il en extrayait un bois merveilleux, particulièrement dense et homogène. Il l’utilisa donc pour façonner des outils à la rigidité requise : toises, trusquins, tampons encreur, règles, etc. ; il fut fort prisé en marqueterie. Mais vif, ses frondaisons étaient accueillantes, lors des beaux jours, à la sieste du journalier ou du glaneur ; aux repos plus mouvementés d’une rencontre provoquée par les appas de son ombre. La vie était dure, mais goûteuse et ses prémices pouvaient être charmantes.

Cormes bientôt mûres


Hélas, ses vertus lui furent presque fatales lorsque la tyrannie de la vitesse s’empara des hommes. Il fallut pour produire plus, en masse, à coup d’engrais et de pesticides, éradiquer les haies, combler les ornières, raser tout ce qui dépassait et n’était pas immédiatement utile à être consommé, englouti, bouffé, goinfré ; écarter l’amer. Il fallut construire des tubes d’asphalte et de rails, des tarmacs, pour transporter rapidement les marchandises et les hommes, les faire s’agiter en tout sens pour revenir toujours au même endroit : nulle part. Ce chambardement appelé croissance fut, par la complicité de la langue et son bois tendre, nommé remembrement là où l’on démembrait, aménagement du territoire lorsqu’on le déménageait.

Le cormier, arbre si commun, est devenu rare ; sorbier domestique, il est dès lors étrange, presque follement sauvage. Parce qu’il faudrait avoir quelque folie pour en planter un en sachant que ses fruits ne seraient savourés – si d’aventure extraordinaire, il n’avait pas été arraché avant – que par ceux qui marcheront sur nos sépultures dans un ou deux siècles. Folie si vivante hier, pourtant.

À Saint-Aubin-du-Cormier, il en est un de plus de deux cent cinquante ans d’âge. Dressé au pied du donjon fendu. Est-ce cette ruine qui le protège ?

Il résiste encore.

jeudi 25 février 2016

Longues anguilles entortillées

À la fin de l’automne 2015, l’étang de Saint-Aubin-du-Cormier fut vidé de ses eaux, comme il l’est tous les deux ans – je n’ai d’ailleurs jamais compris l’utilité réelle de cette opération biennale. Ses poissons, pêchés, furent alors concentrés après avoir été comptés dans un bassin latéral, en attendant la remise en eau. Celle-ci fut plus laborieuse que prévu, un problème de vanne puis de faibles pluies en furent la cause. Fin janvier 2016, il est à nouveau vivant, peuplé de poissons, de grèbes huppés, de foulques, de poules d’eaux, de quelques cormorans et parfois apparaît un héron cendré dans la brume de l’aube. Les canards forcément bavards en répondant aux pleurs des mouettes, égayent les pas du promeneur. En février, de rares pêcheurs timides et silencieux, perdus dans leurs pensées ondines, viennent prélever quelques poissons, avec respect, il me semble.

Lors des mornes eaux forcées, dans la vase, près de la vanne défectueuse de longues anguilles se tortillaient – agonisaient-elles ? Je l’ignore.

Et me souvenir alors du long périple qui les amenèrent ici.





Il est une mer sans rivages, une vaste étendue herbeuses à l’Est de l’archipel des Bermudes et de son triangle à la redoutable renommée. Ces herbes seraient des algues nommées sargasses, dérivé du sargaço - le varech en portugais ; comme les bras monstrueux de pieuvres qui enserreraient le navigateur intrépide. Cette mer des Sargasses inspira de nombreux conteurs dont Jules Verne dans Vingt mille lieues sous les mers. Le fameux périple du Nautilus est emprunté depuis des temps immémoriaux par les anguilles européennes et américaines pour pondre leurs œufs dans les profondeurs tièdes et obscures de ses flots et, la descendance assurée, y abandonner leur peau. Une migration ultime, à contre courant, vers les origines et sa délivrance.

Les larves vivront dans cet environnement un ou deux ans, puis en remontant à la surface de l’océan, elle se laisseront guider par le Gulf stream pour atteindre diverses côtes dont les bretonnes. Elles quitteront alors leurs habits de larves pour se transformer civelles pendant l’année que durera cette première migration. Ce périple dangereux et éprouvant en s’abandonnant parfois, le long du courant marin, à l’appétit de poissons et tortues voraces. Mais c’est une fois arrivées à l’abord de nos côtes que les audacieuses civelles sont menacées par leurs pires prédateurs : nous, les hommes. Jadis, jusqu’au début du XXe siècle, une fricassée de civelles était considérée comme le plat du pauvre, tant elles étaient abondantes, aujourd’hui – abondance devenant pénurie, elles font le régal des Savator Dali – euh... Avida Dollars – de notre époque, leur cours et marché étant très élevés pour satisfaire les palais devenus – par rareté et snobisme – délicats à leur endroit.

Celles qui subsistent sont encore plus intrépides et ne vont pas hésiter à franchir murs, barrages, à serpenter sur des surfaces vaseuses, glaiseuses, à remonter des torrents bondissants, pour atteindre quelque étang tranquille ou mare isolée et s’y prélasser comme toutes anguilles qu’elles sont devenues savent le faire. Essayez, par exemple, de courir devant le flot montant en baie du Mont-Saint-Michel, de ne pas vous faire piéger par des sables mouvants, d’y trouver l’embouchure du Couesnon, vous savez cette rivière qui « en sa folie a mis le Mont en Normandie », de le remonter à contre-courant jusqu’au moulin de Saint-Jean-sur-Couesnon, un peu plus loin, bifurquer à droite pour emprunter le Pissot, ruisseau qui dévale de l’étang de Saint-Aubin-du-Cormier jusqu’à Saint-Jean. Et, ultime obstacle : franchir cette vanne qui n’est aujourd’hui plus défectueuse. Un défi que les amateurs de sport extrême ne sauraient relever.

En voyant ces longues anguilles entortillées, je n’étais pas trop inquiet, je savais que l’appel de la mer des Sargasses serait plus fort que celui de la faucheuse. Que la force de vie les amèneraient à migrer encore, une dernière fois. Quitte à se perdre en voyage... Mais celui-ci n’est-il pas un résumé : celui qui n’abandonne pas et vit, au risque de s’y perdre.

dimanche 21 février 2016

Dimanche 6 mars, Les poètes Marc Baron, Carmen Pennarun, Denis Heudré à Saint-Aubin-du-Cormier

30e rencontre autour du livre, à fleur de zinc
Marc Baron, poète, au Bar d'à côté
avec les poètes Carmen Pennarun & Denis Heudré

Dimanche 6 mars de 10h à 12h30

Le Bar d'à Côté – 33 rue porte carrée 35140 Saint-Aubin-du-Cormier – vous propose une rencontre avec le poète fougerais Marc Baron, créateur du Salon du livre jeunesse, auteur de livres pour enfants, mais surtout de poèmes qui de 1975 à aujourd’hui sont parus dans de nombreux recueils. Il présentera en particulier le dernier paru Dans le chemin qui s’ouvre, éd. Vagamundo, 2015.

Carmen Pennarun - Nuit celte, land mer - et Denis HeudréBleu naufrage et Sèmes semés - présenteront à cette occasion leurs dernières publications poétiques.

Amoureux et curieux des livres, venez nombreux

En savoir plus sur Marc Baron : wikipedia, Carmen Pennarun : facebook, Denis Heudré : site.

► renseignements auprès de Christian Domec - christian.domec@wanadoo.fr

L'affichette
Le livre au Bar d'à côté, 6 mars 2016
°°°

Rencontres autour du livre, à fleur de zinc

Troisième saison 2015/2016

Comme pour les saisons précédentes (2013/2015), ces rencontres ont lieu chaque premier dimanche matin du mois de 10 h à 12 h 30 avec comme invité une ou plusieurs personnes ayant un lien fort avec le livre (auteur, poète, conteur, éditeur, librairie, illustrateur, relieur, photographe, etc.) dans le cadre chaleureux et détendu du bar associatif. Une manière plaisante de lever le voile sur les sources de l'écriture, les coulisses de l'édition et d'en débattre tranquillement.

Lors de ces rencontres nous sommes aussi attentifs aux animations proposées par la médiathèque de Saint-Aubin-du-Cormier : en faire l'écho est un minimum ; créer des passerelles, un souhait.

À dimanche matin donc !

lundi 15 février 2016

Le mot de passe est...

LA POTERNE DU LOUVRE.


Ce nain était paresseux, fantasque, méchant ; mais il était fidèle, et ses services étaient agréables à son maître.
Walter Scott. — Le lai du ménestrel.


Le Louvre in Les Très Riches Heures du Duc de Berry, XVe siècle.

Cette petite lumière avait traversé la Seine gelée, sous la tour de Nesle, et maintenant elle n’était plus éloignée que d’une centaine de pas, dansant parmi le brouillard, ô prodige infernal ! avec un grésillement semblable à un rire moqueur.
« Qui est-ce là ? » cria le suisse de garde au guichet de la poterne du Louvre.
La petite lumière se hâtait d’approcher et ne se hâtait pas de répondre. Mais bientôt apparut une figure de nabot habillée d’une tunique à paillettes d’or et coiffée d’un bonnet à grelot d’argent, dont la main balançait un rouge lumignon dans les losanges vitrés d’une lanterne.
« Qui est-ce là ? » répéta le suisse d’une voix tremblante, son arquebuse couchée en joue.
Le nain moucha la bougie de sa lanterne, et l’arquebusier distingua des traits ridés et amaigris, des yeux brillants de malice et une barbe blanche de givre.
« Ohé ! ohé ! l’ami, gardez-vous bien de bouter le feu à votre escopette. Là, là ! sang de Dieu ! Vous ne respirez que morts et carnage ! s’écria le nain d’une voix non moins émue que celle du montagnard.
— L’ami vous-même ! Ouf ! Mais qui donc êtes-vous ? » demanda le suisse un peu rassuré. Et il replaçait à son chapeau de fer la mèche de son arquebuse. 
— « Mon père est le roi Nacbuc et ma mère la reine Nacbuca. Ioup ! ioup ! ioup ! » répondit le nain, tirant la langue d’un empan et pirouettant deux tours sur un pied.
Cette fois le soudard claqua des dents. Heureusement il se ressouvint qu’il avait un chapelet pendu à son ceinturon de buffle.
— « Si votre père est le roi Nacbuc, pater noster, et votre mère la reine Nacbuca, qui es in cælis, vous êtes donc le diable, sanctificetur nomen tuum ? balbutia-t-il à demi-mort de frayeur.
— Eh non ! dit le porte-falot, je suis le nain de Monseigneur le roi qui arrive cette nuit de Compiègne, et qui me dépêche devant pour faire ouvrir la poterne du Louvre. Le mot de passe est : Dame Anne de Bretagne et saint Aubin du Cormier. »

Aloysus Bertrand in Gaspard de la nuit, éd. Mercure de France, 1920.

mercredi 3 février 2016

Dimanche 7 février, les « Croqueuses de mots » à Saint-Aubin-du-Cormier

29e rencontre autour du livre, à fleur de zinc
Les Croqueuses de mots au Bar d'à côté

— « Dans la famille je voudrais... » lecture-spectacle à cinq voix —

Dimanche 7 février de 10h à 12h30

Le Bar d'à Côté – 33 rue porte carrée 35140 Saint-Aubin-du-Cormier – vous propose la lecture-spectacle des Croqueuses de mots : « Dans la famille je voudrais... »

Ce spectacle créé par nos cinq bibliothécaires-lectrices(1) est composé de saynètes où s’entremêlent des textes d’auteurs aussi différents que Gustave Flaubert ou Pierre Perret. Un regard tour à tour caustique, tendre, goguenard ou cruel sur les joies de la vie de famille.

(1) C'est suite à une formation à la lecture à haute voix avec Jean-Jacques Épron, passeur de mots, que fut créé ce spectacle par :
  • Anne-Claire Vilbert, bibliothécaire à Saint-Aubin-du-Cormier,
  • Cécile Bellanger, bibliothécaire à Gahard,
  • Dominique Truet, bibliothécaire à Montreuil-sur-Ille,
  • Isabelle Deplano, bibliothécaire à Mecé,
  • Catherine Lepeinteur, bibliothécaire à la médiathèque départementale.

Ce sera leur première représentation hors bibliothèque après leurs trois premiers spectacles dans celles de Saint-Aubin-du-Cormier, Mecé et Gahard.

Amoureux et curieux des livres, venez nombreux

► renseignements auprès de Christian Domec - christian.domec@wanadoo.fr

L'affichette
Le livre au Bar d'à côté, 7 février 2016
°°°

Rencontres autour du livre, à fleur de zinc

 

Troisième saison 2015/2016

Comme pour les saisons précédentes (2013/2015), ces rencontres ont lieu chaque premier dimanche matin du mois de 10 h à 12 h 30 avec comme invité une ou plusieurs personnes ayant un lien fort avec le livre (auteur, poète, conteur, éditeur, librairie, illustrateur, relieur, photographe, bibliothécaire, etc.) dans le cadre chaleureux et détendu du bar associatif. Une manière plaisante de lever le voile sur les sources de l'écriture, les coulisses de l'édition et d'en débattre tranquillement.
Lors de ces rencontres nous sommes aussi attentifs aux animations proposées par la médiathèque de Saint-Aubin-du-Cormier : en faire l'écho est un minimum ; créer des passerelles, un souhait.
À dimanche matin donc !

L'Erreur de Gustave Flaubert et de Maxime Du Camp

Gustave et Maxime, voyageurs intrépides, vont relater leurs périples, dont celui en Bretagne, dans Par les champs et par les grèves, publié en 1881. Leur Erreur : ne pas avoir visité Saint-Aubin-du-Cormier et d’y trouver l’occasion d’y faire une autre faute de diagnostic. Ci-dessous l’extrait de ce voyage en Ille-et-Vilaine.

Cléo de Merode et « les belles » de cette époque. Photo-montage Reutlinger.


— La Rance si vantée n’est belle qu’à l’embouchure, qu’à la mer où s’élargissant tout à coup, on aperçoit et Saint-Servan et tous les rochers qui entourent Saint-Malo. Sur ses bords, petits rochers, mais l’ensemble n’est ni doux ni âpre ; sans caractère original.

SAINT-MALO : Tout entouré de remparts, rues étroites, resserrées ; maisons hautes noires, on voit chez le voisin ; vie triste, violente et colorée ; caractère singulièrement énergique de tout cela.  La mer est d’une beauté inouïe.  Hôtel de France : au second étage, en dehors, est écrit : « Ici est né Chateaubriand ».  Îlot du Grand-Bé ; une seule pierre et croix de granit ; le monument est composé de trois morceaux. À droite, Saint-Malo et la maison où il est né ; à gauche, des îles ; en face, la mer. Herbe rare ; plus haut, casemate démantelée qui a l’air d’une masure en ruines, en bas, des rochers dans l’eau et le bruit des vagues qui s’y entrecroisent et s’y replient. La première fois que nous y fûmes, c’était le soir, le ciel était rose.

SAINT-SERVAN : Quatre tours.  Fabrique de pipes, calme tout particulier de cet établissement.  Dans un cabaret, homme indigné contre les entrepreneurs des travaux.  Navigation pour revenir à Saint-Servan avec deux matelots : le père avait doublé le cap Horn, le fils le cap de Bonne-Espérance.  Bordées jusqu’à Dinard.  M. Boudon, conversation sur Harel et George. Les bourgeois comprennent décidément peu la vie honnête ; suivre son instinct semble un crime dans l’état civilisé ; même lorsque l’instinct est généreux on en est puni par les lois souvent ; mais toujours par le mépris de ses concitoyens, et puis par la misère ; alors on rit de vous et on vous blâme et si vous êtes connu cela alimente la conversation des tables d’hôte !  Lunettes bleues pour voir, plus dans sa couleur, le soleil se coucher.  « Mal du pays ! » Ô Yvetot ! la Générale ; la Quiquengrogne : deux fières tours pareilles, intactes, dont le ventre s’évase un peu en fer à cheval ; du haut de la Générale on frémit en songeant à l’ascension de La Blissais et de ses compagnons.  Dans l’église de Saint-Malo, nulle du reste, un tableau, dédié à Notre-Dame des Victoires, représente, au fond dans les nuages, la bataille de Lépante et toute la chrétienté à genoux sur le premier plan.

CANCALE : Baie de Cancale, grande plage vaseuse.  Le village aligne sur le bord de la mer toutes les barques à sec dans des postures différentes ; filets qui sèchent.  Dans l’auberge où nous sommes descendus, chez une pauvre femme qui avait perdu tous ses enfants, un homme ivre est entré en chantant et en demandant à boire. « Vous savez que mon cœur est trop dans le deuil, on ne chante pas ici, allez-vous-en. » Superbes images : La Demande en mariage, Le Mariage, Le Coucher de la mariée, Le Lever de la mariée. « Qu’il me tarde que tu partages ma demeure et ma couche  je te possède  viens  veux-tu connaître des fêtes plus aimables que celle où nos convives assistent pour nous plaire  l’hymen va te l’apprendre », etc. Le lever de la mariée le mystère de Vénus est accompli ; provisions sur la table de nuit, pâté et bouteille de vin ; le jeune homme, en belle robe de chambre, confie sa joie à son père ; la fillette, en déshabillé, témoigne sa satisfaction à sa mère qui l’engage à la pureté, à la chasteté « qui font le bonheur d’une famille pendant des siècles entiers ». Effet des bottes très pointues du marié, ses pantoufles démesurément pointues.

Rocher de Cancale.  Deux rochers ; on passe dans la crevasse du premier à marée haute ; peuplé de lapins.  On voit le Mont-Saint-Michel au milieu de la mer en bleu, dans la brume pénétrée du soleil, et les côtes de la Normandie qui encerclent l’horizon.  Mme Maillart, erreur d’analyse ; c’était son magasin qui lui donnait ça ; nous croyons que c’était vice, c’était spéculation ; ses bagues, ce n’était pas pour se parer et pour plaire, c’était pour faire de sa personne une étagère portative.

DOL ; Belle cathédrale ; haute métropole de Bretagne ; encore sur le chœur la crosse d’évêque ; gynécée trilobé.

PONTORSON : Promenade triste au bord du Couesnon.  Prairies ; pays nourri et vigoureux, tout fourni d’arbres rapprochés.

MONT-SAINT-MICHEL : Chemin tout poussiéreux jusqu’à la grève.  Voitures qui transportent de la terre en quantité telle que ça a l’air d’une émigration barbare ; chariots blancs sur la grève blanche.  Le sol devient bourbeux, rigoles, effet de la voiture.  Deux curés.  Le Mont-Saint-Michel debout, haut ; tours et remparts, murs à pic ; les contreforts de l’église alignés donnent une pente où poussent quelques arbustes ; portes, surtout la seconde ; escaliers.  Le couvent : prison, escalier droit ; garde-chiourme ignoble ; dédale d’escaliers et de couloirs ; on entend le bruit des métiers, même d’en bas, ce qui dans un tel lieu choque démesurément.  Église, chœur haut, d’une pureté de gothique remarquable ; elle a été brûlée ; on la divise par des rideaux et la nef sert de réfectoire.  Arcade romane crâne, l’entrée donne sur une plate-forme en vue de la mer c’est là que se promènent les malades, toujours le système silentiaire. La vue de la mer à un prisonnier est une ironie, l’infini de l’espace à l’homme confiné dans un point circonscrit.  Cloître en ogives, bonnet d’évêque ; c’est là que les prisonniers exécutent leur promenade que nous avons contemplée à Fontevrault. Homo homini lupus, c’est là le cas de le dire. Hobbes avait deviné les gentillesses pénitentiaires modernes ; on est épouvanté quand on pense qu’on peut un jour être condamné au système cellulaire. Le soir, sur une des tours, conversation avec un vieux marin qui a navigué dans toutes les mers, en Cochinchine, au Japon, etc. ; la mer était haute, des enfants se baignaient.

À Tombelaine on jouit en plein de la vue du Mont-Saint-Michel.  La femme qui nous y conduisait, cuisses d’homme. « Dieu dira : la pauvre bougresse a assez mangé de pain sec il faut lui donner un peu de viande. » Canons énormes à la porte du pays, herbe dans les meurtrières des courtines.  Petite fille muette.

PONTORSON : Dans notre chambre, belles images où des messieurs et des dames « en sablant le champagne jettent des défis à ces Dieux qui font le bonheur de la vie » (c’est Bacchus et l’Amour).  M. Adolphe, gros maître de poste injuriant toutes les voitures qui ne se rangeaient pas et même celles qui se rangeaient.

DE DOL A COMBOURG : Vieux bonhomme silencieux qui nous conduit en tilbury ; route herbue, nourrie, petites montées.

COMBOURG : Écrasé par le château ; quatre tours réunies par des courtines, le tout couvert d’un toit, de sorte que les baies supérieures ont un peu l’air (aux courtines surtout) des abords d’un bâtiment ; pas de jardin, pas de parc ; on entre par une grande cour de ferme ; perron d’environ trente marches, tout droit, le perron de René ; grands marronniers à gauche qui montent jusqu’au haut du château.  Imbécile qui nous menait là en bas bleus et fumant sa pipe.  Petite porte, cour étroite enfouie entre les murailles ; a l’air de la cour intérieure d’une prison.  Au second, à gauche, cette petite fenêtre carrée sous le toit est celle de la chambre de Chateaubriand enfant. Le propriétaire actuel, « qui déteste Victor Hugo et son oncle, à l’exception du Génie du christianisme », a fait effacer sur la porte de cette pièce des vers qu’on y avait mis. C’est une petite porte en bois avec des rainures et des carrés ; la pièce est petite, basse, donnant sur le couchant, mais la vue est bouchée par la courtine d’en face.  Grande salle au rez-de-chaussée, dite salle des Chevaliers, lambrissée, peinte en blanc ; énorme épaisseur des murs ; vue sur le lac et sur le bois dont le terrain remonte doucement en ondulant.  Escaliers sombres en pierre, petits, tournants ; tout verts sur leurs parois, à cause du jour qui arrive par les meurtrières.  Des oiseaux volaient ; chaleur qui rendait tout cela plus triste le soleil sur des ruines, c’est du vin qu’on met sur les lèvres d’un cadavre ; ils ont volé dans le grand salon au plafond peint et dont la peinture tombe en écailles ; cheminée grande à écusson brisé.  Sur les tours, trous des mâchicoulis.  On s’en va triste.  La route de Rennes a coupé le lac qui baignait jadis les pieds du château ; le lac se rétrécit, s’atterrit ; nénuphars, grenouilles.  Nous lisons René en face, le soir dans une vieille édition du Génie du christianisme, 1808, à gravures stupides, donnée par Mme de Marigny à M. Corvesier. La nuit je me réveille ; éclairs de chaleur ; ma silhouette sur le mur blanc en plâtre d’une maison en face.

HÉDÉ : Enceinte dont nous faisons le tour, dessus.  Tour ruinée.  Des Anglais en voiture ne descendent pas pour voir ça, et il y avait pourtant une vue grande, belle, riche, une vue immense de verdure et d’arbres.

RENNES : Rien, rien que le phoque ; ses narines ont l’air de deux coupures sur son museau ; baquet vert avec des tentures peintes en dedans ; quinquet d’en haut ; orgue de Barbarie. Quand le phoque sera parti de Rennes il n’y aura plus rien à y voir.

DE RENNES A VITRÉ : Diligence.  Jeune fille très légère qui filait de Rennes ; encore une faute de diagnostic.  Plaisanteries aimables sur les lanciers, la lance, le piston.

VITRÉ : Douves devant l’hôtel Sévigné, grande maison blanche où nous sommes descendus.  Vieux château : deux tours à toit aigu ; à gauche, un bouquet d’arbres et tourelle carrée ; dans l’intérieur, puits très large.  Intérieur des maisons reçoit le jour d’en haut ; escaliers en bois, tournant carrément, comme à Morlaix, comme à Rennes.  Une rare émotion ; tours le long ou plutôt dans la ville.  Jolie route pour aller aux Rochers, à travers les bois il n’y a pas de rochers aux Rochers.  Maison en angle : rotonde de la chapelle, cuisine honnête.  Salon au rez-de-chaussée.  Le portrait de Mme de Sévigné n’est pas l’original de Mignard, à coup sûr ; plusieurs autres portraits de l’époque sont détériorés.  Chambre de Mme de Sévigné : lit doré en damas rouge ; cabinet, bourdalou en porcelaine peinte, fauteuil bas en tapisserie blanche et verte ; table de toilette, ustensiles en laque rouge, boîtes rondes, grosse brosse en crin blanc.  Pluie, lac, sous les arbres, sous la cahute des sabotiers, odeur des bois.  Table d’hôte : M. Menars, M. Marin, M. de Couesnon.

DE VITRÉ A FOUGÈRES : Normandie.  Notre conducteur nous parle du marquis de Letumière, père des propriétaires actuels des Rochers, qui le menaçait de son pistolet pour aller au galop et qui aimait à se faire verser dans sa voiture en tôle ; il se déguisait avec ses amis en charbonnier.

VITRÉ : Chaire extérieure comme à Guérande.

FOUGÈRES : Aspect solide des tours, les remparts sont couverts de verdure.  La partie seule des fortifications qui descendait dans la vallée subsiste.  Jolie porte avec deux tours ; un grand acacia, chute d’eau ; les tours sont en fer à cheval comme à Saint-Malo.  Grande vue de l’esplanade sous l’église.  Forêt.  Fabrique de verre.

Gustave Flaubert et Maxime Ducamp in
Par les champs et par les grèves, 1881.